Dessiner un jardin...


...c'est organiser la rencontre entre un site, une histoire, un projet, et quelques papillons...

Effervescence


15 juin 2009

Un nouveau projet, ça commence toujours par une rencontre. Je connais Anne et Laurent depuis longtemps. Je connais Antoine depuis quelques mois seulement. Forcément, il a à peine plus d'un an. Je connais déjà le jardin, un peu, pour y avoir séjourné occasionnellement, lors des fêtes de l'été.

Je me réjouis qu'ils m'aient confié la conception de leur jardin. Le fait de les connaître ne m'inquiète pas: une fois dans le projet, je sais que j'aurai la distance nécessaire pour réfléchir et construire cette histoire et la pensée de leur amitié me soutiendra lors des doutes et découragements.

Un jardin à dessiner c'est toujours une aventure unique, qui passe par des phases de fièvre exaltantes et des phases raisonnées . Les deux me sont indispensables.
J'adore le trac du début d'un projet...

Enquête


30 juin

Je prépare une longue liste de questions. Je veux tout savoir, les goûts et les couleurs, ça se discute. Je veux connaître les rites, je veux connaître les souvenirs, je veux connaître les projets. Les questions sont précises ou sont vagues, les réponses aussi et cela même est un indice. Les réponses et les silences ne déterminent pas le projet mais le nourrissent . Pour l'instant, je suis une éponge.

Exploration


5 juillet

Je pars à la découverte. Je fais le tour de la propriété, très exactement d'abord, pour en connaître les limites, pour comprendre comment le jardin s'inscrit dans le paysage, dans quelle mesure il s'y confond ou il s'y oppose. J'observe les lumières , brutales sur les bâtiments, subtiles dans le petit sous-bois, je perçois le parfum du noyer, j'entends un tracteur, je devine des circuits. Je repère le panorama sur les collines en même temps que le basculement d'une marche de pierre. Je note et j'oublie de noter, je me dirige vers le cerisier et je bifurque avant de l'atteindre pour reconnaître un rosier enfoui.

Il faudra déplacer la gloriette... Dommage que ce muret soit interrompu...Ce pigeonnier est une merveille... On s'ennuie dans ce coin là, il y a de tout, on papillonne sans se perdre...Le bleu des volets est incroyablement changeant, tout à l'heure je le lisais gris, voilà qu'il claque...L'enduit de la façade me plait beaucoup, il est usé et plein de vie... Bon, les murs de la grange se sont écroulés, quelle chance qu'ils soient tombés, ça ouvre tout... comment faire ...c'était bien pourtant cette immense pièce qui bornait un morceau du ciel...

Et ce vieux tilleul... ah! ce tilleul... tout s'inscrit autour de lui, il rayonne, il protège, il domine et pourtant on l'oublie , il est si haut. C'est son ombre plaquée au sol qui l'attache au jardin. J'oublie le reste je regarde ses feuilles en me tordant le cou.

Relevés


7 juillet

Allez, il faut stocker des données. Il fait une chaleur invraisemblable et il faudra rester l'œil collé sur le niveau pendant des heures.

Pourquoi mes relevés topo se font toujours dans des conditions climatiques extrêmes? J'ai le souvenir d'un relevé dans la neige, qu'évidemment il a fallu interrompre, d'un autre avec une pluie et un vent imprévus qui mélangeaient et brouillaient mes notes. Je sais bien que quels que soient le soin , la patience et la concentration que j'apporte à ce moment il y aura toujours "quelque chose qui cloche" une fois dans mon bureau...en général rien d'important, mais "ce truc qui cloche" à l'art d'accaparer ma pensée pendant des heures... Je ferai bien faire les relevés.

Pour ce relevé de canicule, une amie m'a offert un beau chapeau coquelicot.

Réflexions


10 juillet

J'ai tout dans mon bureau maintenant. Des repères, des contradictions, des intuitions, des hypothèses... Les idées prennent corps au dessus de ma table de travail, et parfois n'importe où, dans mon jardin, dans la voiture, ou au cours d'une promenade. Je parle beaucoup aussi, formuler des idées les renforce ou les détruit. Leur capacité de résistance à l'échange m'est essentielle.

J'étale mon plan d'état des lieux, quelques photos panoramiques, je fais des allers et retours acrobatiques entre mes tracés , la réalité et des fulgurances mentales...Je consulte des cartes, c'est toujours utile on apprend plein de choses sur les cartes, la toponymie suggère des végétaux ou la nature des sols, les courbes de niveau expliquent les cultures, l'organisation du bâti révèle le sud... je m'y perds avec délices et application.

Je retourne sur le site. Mentalement.

Il y a bien trois jardins ici, articulés autour du tilleul.
Devant la maison, il y a des murs, beaucoup de murs, magnifiques, austères, arkose blonde ponctuée de sombre basalte. En fait c'est une immense pièce devant la maison, que l'écroulement de la grange a révélé. Elle aura ses recoins, ses circulations, ses vocations. On modèlera le sol pour la rendre confortable et pour en souligner les tracés. On aura des murets, il y en a déjà un, maladroit mais touchant, Laurent l'a construit. Des murets, des terrasses, c'est bien ici, c'est un pays de vignes, ça sent le sud, avec la rudesse de l'Auvergne. François à suggéré des Cyprès de Provence. D'ordinaire je suis rétive à ces emprunts méridionaux. Pourtant ils poussent bien ici, j'en ai souvent vu, égarés sur les ronds-points... Et puis leurs silhouettes sombres accompagneraient parfaitement les grands murs clairs et cet ensemble marqué d'horizontales et de verticales nettes...

Et ce recoin sous le tilleul, il est sombre et inhospitalier. Allez, je l'absorbe, je fais d'autres terrasses, qui feront face à la maison. Non, ça ne va pas. C'est spectaculaire et séduisant , mais "ça ne marche pas". Et un vilain effet de couloir se dessine. Revenons à nos moutons. C'est sombre et inhospitalier. C'est un creux toujours à l'ombre. N'éludons pas le sombre et le creux: ce sera une niche fraîche. Ce sera un patio. Et il y aura de l'eau, même occasionnelle. Et un sol minéral, quelques galets de l'Allier peut-être. Et pour seules couleurs du vert et le bleu de l'ombre. Le mur, la relique de mur, bleuie d'un badigeon...
Je quitte le projet, laissons mûrir...
Je passe derrière le tilleul, mais je me sens vide. Oui, il y a bien trois jardins. Mais ça ne résonne plus.
Laissons mûrir.

Je repense à mon questionnaire, à "la promenade" que souhaitait Laurent. (?) Je repense aux tisanes de Anne. Je repense au petit Antoine, je me sens chargée d'une grande responsabilité: ses futurs souvenirs de jardin , je les oriente un peu. Il n'aura pas besoin qu'on lui montre les branches du noyer pour grimper dedans, il n'aura pas besoin d'outils pour inventer des constructions, mais pourtant, pour grignoter des groseilles ou se cacher dans les noisetiers, il faut bien qu'ils soient là, disponibles.
Les calques s'accumulent.

Je ne vais pas quitter la petite famille pendant des jours entiers....

Encre noire


6 août


Nous avons pris rendez-vous. Je vais présenter mon projet.

J'ai toujours un trac immense à ce moment là, mais il se superpose à l'impatience de convaincre. Je ne présente jamais deux projets. Ce n'est pas par mesquinerie : les choix de cohérence et les renoncements, je les ai déjà faits. L'histoire s'est construite pas à pas, en allant du global au détail et du détail au global. Les éléments qui composent le projet font référence les uns aux autres, et tout s'articule comme un jeu de taquin. En général quand mon projet fonctionne (je veux dire qu'il me convainc moi-même), je découvre des correspondances que je n'ai pas décidées... ça me réjouit toujours comme une complicité : mon projet devient autonome !

Bon, il s'agit d'être claire et d'organiser un peu la présentation de tout ça. La tentation est grande de raconter les anecdotes, mais on verra plus tard, il faut charpenter le récit, il y aura de toutes façons des dérapages, des questions anodines mais déroutantes, il faut aller au bout, et ne pas abdiquer devant des regards dubitatifs...

J'apporte un plan esquisse à l'encre noire, avec beaucoup trop de légendes pour être joli, mais j'ai tant à dire, c'est un aide mémoire (pour qui!). J'apporte des croquis dits "d'ambiance". J'apporte des photos des végétaux que je propose, ou des échantillons mis en bouquet. Je sais qu'on n' aura pas vraiment le temps de les regarder tous, ça ne fait rien, si la confiance est acquise, elle suffit.

Ce rendez-vous est le plus décisif d'un projet. C'est là que je mesure si je suis allée dans la direction qu'on m'a suggérée, si j'ai su aller au-delà , si le jardin va pouvoir "changer de main" : un jardin qu'on ne s'approprie pas n'existe pas.

Cartes sur table


9 août

Antoine dort. J'étale mes dessins sur la grande table et je parle.
Vont-ils comprendre pourquoi le jardin dans les murs est si simple ? Et pourtant vraisemblablement si coûteux... Vont-ils comprendre pourquoi j'ai laissé le petit bois du pigeonnier qui les encombrait et comment, contenu dans ses clôtures de châtaignier et émondé, il saisira la lumière si particulière de ce jardin? Vont-ils comprendre que les axes qui apparaissent sur le plan sont des éléments de "confort mental" qui permettent des découvertes et des surprises en parcourant le jardin, vite adoucis d'ailleurs par le foisonnement de la végétation...?

Ils ont compris.
Je ne doutais pas de leur écoute, je doutais de savoir bien dire ; on peut maintenant parler librement des ajustements, des problèmes qu'on va rencontrer, on est dans la même histoire.

Une maille à l'envers, une maille à l'endroit...


14 août

Il s'agit maintenant de mettre au point ce projet dans tous ses détails.

Le choix des végétaux, même si les principes sont établis, prend un temps fou : leurs conditions de vie ici vont être rudes. Il fait chaud, très chaud en été, et parfois très froid en hiver. Le sol est très argileux, quand ce n'est pas du remblai. Il y aura peu d'arrosage, il faut que les plantes choisies finissent par se débrouiller toutes seules. Et il faut que ce jardin soit plaisant en plein mois d'août, ce qui est la pire période pour bon nombre de plantes, en repos après la frénésie printanière, en répit avant l'automne... Et pourtant il ne faut pas oublier tout à fait les autres saisons de ce jardin. Les projets peuvent changer, les rythmes se décaler, et il est bon d'avoir des surprises lors d'un passage en hiver...

Il faut choisir, et renoncer renoncer renoncer. Aux trop aléatoires, aux trop précoces, aux trop tardives. Il faut affiner : des lavandes oui, bien sur, mais quelle variété sera encore un peu fleurie en été ? Des prunes ? Des très précoces alors. Mais chez qui va-t-on les trouver ces perles rares ?

Des rosiers ? Ah, les rosiers...on leur demande tant : de fleurir abondamment, de refleurir encore en pleine chaleur, d'avoir des fleurs aux formes généreuses, du parfum, pas trop d'épines s'il vous plait...

Des vivaces, oui bien sur, mais alors des costaudes, qui tenteront de tenir tête aux herbes folles, et aux tontes trop sauvages.

Et par quoi remplacer ce frêne, presque parfait aujourd'hui, et tendrement préservé, mais qu'il faudra se résigner à abattre tôt ou tard d'ici peu : trop grand pour l'espace qui lui est consigné.On aurait pu peut-être le "têtardiser", comme on le fait des saules-osiers, mais non, ça ne sera pas fait, et il va s'emballer... Qui pourra être à la hauteur de sa disparition ?

Plan de travail


20 août

Il faut aussi se mettre à la place de tous ceux qui vont faire le jardin. Je veux dire de ceux qui vont tracer, creuser, bâtir, commander les végétaux, les planter, les arroser, les regarder pousser. Il leur faut des outils.

Il faut se plonger dans les calculs, s'assurer des niveaux, désigner des matériaux, vérifier les distances, raisonner les coûts. Il faut des plans. Beaucoup de plans, et si possible clairs ! Un pour les travaux préliminaires, un pour les tracés, un pour les maçonneries, un pour les plantations, non, plusieurs pour les plantations, ce sera plus simple sur le terrain... Et à une échelle commode, tous les bâtisseurs n'ont pas un kutch sur l'oreille. Et des listes, et des chiffres, et des préconisations, et des adresses et des conseils.

Gilles Clément écrit: "De tous les concepteurs , le paysagiste est celui qui peut espérer un jour planter la forêt que sa moisson de projets a fait disparaître".

Je le mesure à chaque fois , effarée devant la pile de papiers qui s'accumulent.

Croquis


20 septembre

Je commence à monter mon petit carnet : mes croquis n'ont pas d'autre objectif que de permettre une compréhension de mes propositions. Et de servir de repère à la mémoire dans le long processus de la croissance du jardin.

Dans l'élaboration du projet, ils me sont très utiles à moi aussi : les proportions d'un élément, la silhouette d'un arbre, la densité d'une plantation, qui auraient pu m'échapper par trop de concentration sur d'autres critères, se révèlent infailliblement à ce moment là.

Par ailleurs, toute représentation d'un jardin est forcément subjective : il s'agit de fixer sur une image presque autant un moment qu'un espace. Le jardin est une dynamique en perpétuelle évolution: les arbres grandissent, l'ombre gagne, les espaces se ferment peu à peu, les milieux se modifient, les plantes se déplacent où bon leur semble ; les jardiniers peuvent tenter de maîtriser ces mouvements mais on ne repart pas à la case départ : les transformations peuvent être profondes, le jardin se réinvente au fil du temps.

Carnets de bord


30 septembre

J'achève mes carnets. Je choisis mes papiers, je construis la couverture comme un paquet-cadeau, ça n'est pas un travail de paysagiste mais ça relève du même désir de partager le projet.

Comme le projet est dense, il y a deux carnets et une pile de plans.

L'un raconte le jardin avec des mots, des croquis, et quelques photos de végétaux. J'espère qu'il accompagnera les doutes et les impatiences au cours de sa réalisation.

L'autre finira fripé et corné, simple outil de travail pour les bâtisseurs et les jardiniers, ceux qui donneront véritablement sa vie au jardin ...

Vue aérienne


15 octobre

Une grande esquisse couleur synthétise le projet. Je ne renonce pas à mes crayons, j'ai du plaisir à travailler ce plan. J'ai l'impression de parcourir le jardin avec Anne et Laurent, de remarquer la légèreté d'une clématite, de me glisser sous les parfums de la pergola, d'entendre Antoine et ses cousins qui jouent dans la cabane...Je prolonge la promenade.

Demain, je remets le dossier. Je passe la main.
Voilà, la fin d'un projet c'est le début d'une autre aventure.

J'espère qu'il y aura des fruits dans les pruniers, un dormeur dans le hamac, un bouquet de roses sur la grande table du préau, des amis dans le patio, des histoires à raconter...

J'espère que les papillons se plairont dans le jardin...

Françoise Fontaine. Octobre 2009